Une question essentielle

Quelle convergence entre l’ascète yogi tibétain Milarepa et Madame Guyon, la grande mystique chrétienne ? entre Ramana Maharshi et le célèbre soufi Al-Hallâj ? Quel dénominateur commun à ces êtres hors de l’ordinaire qui, de façons apparemment tellement différentes, ont gravi les échelons menant à la réalisation ultime ? Ne s’agit-il pas d’une question de la plus haute importance ? s’interroger sur ce qu’est le cœur d’une pratique ?

Deux choses aident , imitation de Jésus-Christ

La fermeté de notre résolution est à la mesure de notre progrès ; et une grande diligence est nécessaire à celui qui veut avancer.

 Si celui qui forme les résolutions les plus fortes se relâche souvent, que sera-ce de celui qui n’en prend que de faibles ?

 Toutefois, nous abandonnons nos résolutions de diverses manières et la moindre omission dans nos exercices a presque toujours quelques suites fâcheuses. (..)

Si nous abandonnons (nos exercices) sans sujet, par ennui ou par négligence, c’est une faute grave qui nous sera funeste.

 Faisons tous nos efforts, et nous tomberons encore aisément en beaucoup de fautes.

 On doit cependant toujours se proposer quelque chose de fixe, surtout à l’égard de ce qui forme le plus grand obstacle à notre avancement. (..) 

Ne  pouvez-vous continuellement vous recueillir, recueillez-vous au moins de temps en temps, au moins une fois le jour, le matin ou le soir.

 Le matin, formez vos résolutions ; le soir examinez votre conduite, ce que vous avez été dans vos paroles, vos actions, vos pensées. (..)

 Tous ne sauraient suivre les mêmes exercices : l’un convient mieux à celui-ci, l’autre à celui-là.

On aime même à les diversifier selon les temps.

 Deux choses aident surtout à opérer un grand amendement : s’arracher avec violence à ce que la nature dégradée convoite, et travailler ardemment à acquérir la vertu dont on a le plus grand besoin. Attachez-vous aussi particulièrement à éviter et à vaincre les défauts qui vous déplaisent le plus dans les autres.

 (Imitation de Jésus-Christ Livre I chapitre XIX)

Technique de maîtrise du mental

Il faut que l’aspirant apprenne à demeurer conscient de l’espace existant entre lui et une personne ou un objet, ce qui l’aidera à ne pas s’identifier à ce que ses yeux voient. Il disposera alors d’une meilleure chance de rester distant de lui-même et non impliqué avec la personne ou la chose qui se trouve en face de lui.

De plus, pendant qu’il est en train de regarder cette personne ou cet objet, il lui faut toujours essayer d’englober, du coin des yeux, tous les autres objets ou personnes qui entourent ce qu’il est en train de regarder, et ceci, à la fois simultanément ainsi que dans la durée. Il verra que, s’il arrive à maintenir cet effort subtil d’élargissement de sa perception, une expansion très particulière de sa conscience commencera à s’effectuer en lui, avec également une diminution, ou même, un arrêt total de ses pensées. Cette manière de contempler ce qui se trouve devant lui s’accomplira sans qu’interviennent le pour et le contre qui surgissent en lui habituellement, et que, la plupart du temps, il ne remarque pas. Ce sont le pour et le contre qui sont sources de souffrance chez l’être humain.


Partout où l’aspirant tourne son regard, il lui faut veiller à saisir simultanément et dans la durée tout ce qui se trouve autour de la personne ou de l’objet sur qui ses yeux se posent. Cet effort particulier aura pour résultat un effet psychique, à la fois thérapeutique et libérateur. Le chercheur va constater qu’aussitôt qu’il perd cette expansion de sa conscience (qui est tellement importante pour son épanouissement spirituel), sa vision se rétrécit à nouveau, et il recommence à voir ce qui se présente à lui d’une manière vague ; il est emporté et redevient, en peu de temps, absent à lui-même, enfermé dans son petit monde étroit et coutumier.

De surcroît, il doit se souvenir que, comme deux pensées ne peuvent co-exister en lui simultanément, s’il veut chasser une pensée défavorable ou avilissante, il lui faut la remplacer par une pensée plus élevée et s’accrocher sans cesse à cette dernière.

Edouard Salim Michael La Quete Supreme Chap 20

William Blake : Voir le monde

Voir le monde dans un grain de sable,
Et le ciel dans une fleur des champs.
Tenir l’infini dans sa paume,
Mettre l’éternité dans une heur
e.

William Blake

Philip Kapleau : extrait des trois piliers du zen

Japonais architecte- 32 ans

Le maitre m’a confirmé mon Eveil et m’a dit :
il y a une énorme différence entre une connaissance superficielle et une connaissance profonde. Ces différents degrés sont décrits dans les dix images de la Capture du Bœuf. La profondeur de votre illumination ne dépasse pas le niveau illustré par la troisième image, c’est-à-dire la vue du Bœuf. En d’autres termes, vous avez seulement entrevu le royaume qui se trouve « au-delà de la manifestation de la forme ». Votre illumination est de nature à vous échapper facilement si vous cédez à la paresse et renoncez à une pratique assidue. En outre, bien que vous ayez atteint l’illumination, vous êtes resté le même. Mais si vous continuez à pratiquer le zazen, vous atteindrez le quatrième stade, celui de la capture du Bœuf, Pour l’instant, si je puis dire, vous ne « possédez » pas votre connaissance. Après le stade de la capture du Bœuf il y a celui de son apprivoisement, puis celui où on le monte, qui est un stade de conscience où l’illumination et l’ego se confondent. Ensuite vient le septième stade, celui où on oublie le Bœuf; le huitième, où on oublie aussi bien le Bœuf que soi-même ; le neuvième, celui de la grande illumination, où celle-ci ne se différencie plus de la non-illumination. Le dernier stade, le dixième, est celui où, ayant complètement achevé sa pratique, on se retrouve parmi les gens ordinaires, prêt à les aider chaque fois que possible, libre de tout attachement à l’illumination. Vivre à ce stade est le véritable objectif et son atteinte peut nécessiter plusieurs cycles d’existence. Vous avez mis le pied sur le chemin qui mène à ce but et vous pouvez déjà en être reconnaissant.

Avant de recevoir les instructions de mon premier maître, je me suis livré au zazen à ma manière. J’ai choisi le premier koan du Hekigan-roku et j’ai médité la question de l’Empereur : « Quelle est la plus haute vérité de la sainte doctrine ? » et la réponse de Bodhidarma : « Kakunen musho, ni l’étendue sans limites ni rien d’autre ne peut être qualifié de saint », mais je n’ai pas réussi à comprendre. Pourtant, me rappelant un proverbe japonais qui dit : « Si tu lis un livre cent fois tu finiras bien par le comprendre », j’ai longuement médité la réponse de Bodhidarma. Au bout de deux jours, j’ai éprouvé la sensation dont j’ai parlé plus haut, celle de regarder un ciel immense et clair. Je sais à présent que cela m’a aidé.

Le fait suivant mérite aussi d’être mentionné. En tant qu’ancien champion scolaire d’escrime japonaise, j’eus à affronter cinq étudiants au cours d’un tournoi intercollèges. Les trois premiers étaient relativement faibles et j’essayai de les vaincre sur le plan technique, mais tous les trois me battirent. Lorsque j’affrontai le quatrième, je sentis la nécessité absolue de défendre la réputation de mon école en même temps que le fait d’avoir été vaincu trois fois me remplissait d’amertume. J’étais désespéré. Sans réfléchir, j’attaquai mon adversaire d’instinct et regagnai ma place sans savoir si j’avais gagné ou perdu. Plus tard, un ami me dit que j’avais remporté une magnifique victoire. Je battis mon cinquième adversaire — de loin le plus fort — de la même manière.

Au cours de ces deux rencontres, je connus des moments de pure illumination, agissant sans penser à la victoire ou à la défaite, à mes adversaires ou à moi-même, sans même avoir conscience de participer à un tournoi. En face d’une situation où sont en jeu la vie et la mort, on peut agir ainsi, intuitivement, libre de toute illusion et de toute discrimination, et sans pour autant être en transe. Il s’agit seulement de s’entraîner, selon les principes du zen, à agir en toute circonstance en s’engageant totalement dans ce qu’on fait.

Lorsque nous vivons distraitement, nous sommes enclins à tomber dans une discrimination partiale. C’est là un état d’esprit qui favorise l’égocentrisme et augmente la souffrance humaine. C’est pourquoi, chaque fois que j’ai conscience de revenir en arrière, je me rappelle que le ciel et la terre sont de même nature. Tout est Un. La forme visible des choses n’est pas différente du vide qui est leur nature essentielle.
Ayant lu beaucoup de livres sur le zen avant mon illumination, j’avais l’illusion que, si je pouvais atteindre l’illumination, j’acquerrais des pouvoirs surnaturels, ou que ma personnalité deviendrait brusquement exceptionnelle, ou que je deviendrais un grand sage, ou encore que je ne connaîtrais plus aucune souffrance et que le monde deviendrait une sorte de paradis. Ces idées fausses, je m’en rends compte aujourd’hui, contrariaient l’enseignement de mon maître.

Avant mon satori, je me souciais beaucoup de mon état physique, de la société et de beaucoup d’autres choses, mais après mon illumination tout cela a cessé de me préoccuper. A présent, quoi que je fasse, je m’identifie complètement à ce que je fais. J’accepte les choses agréables ou déplaisantes comme telles et je cesse aussitôt d’y penser.
J’estime que, par l’expérience de l’illumination, l’esprit humain peut s’étendre à l’infini du cosmos. La vraie grandeur n’a rien à voir avec la fortune, la situation sociale ou la capacité intellectuelle ; c’est seulement affaire d’élargissement de l’esprit. Dans ce sens, je m’efforce constamment de devenir grand.
Comme chacun sait, le savoir et la puissance de raisonnement ne sont pas nécessaires pour la pratique du zen. Selon la tradition bouddhiste, le sixième patriarche, Eno, le plus grand des maîtres de la Chine ancienne, fut capable d’atteindre l’illumination parfaite parce que, étant illettré, il ne lui avait pas été donné de lire quoi que ce fût et de se livrer à des spéculations touchant la vérité, de telle sorte qu’il avait pu atteindre directement la source de l’Esprit. Depuis les temps anciens, les Japonais ont dit que ce n’est pas par l’intelligence mais par la méditation assidue que nous pouvons connaître la nature ultime de l’Esprit et approfondir sans fin cette vision.

Certains arbres, parce qu’ils poussent trop vite, n’acquièrent jamais la force de résister à une forte tempête. De même il y a des adeptes du zen qui atteignent rapidement l’illumination mais qui, parce qu’ils renoncent à la pratique, ne deviennent jamais spirituellement forts. Dans le zen, ce qui est le plus important est l’exercice calme et obstiné du zazen dans la vie quotidienne, et la ferme résolution de ne pas renoncer avant d’avoir atteint une parfaite illumination.

extrait des trois piliers du zen

L’intuition scientifique, Andew Wiles et le théorème de Fermat

Lorsque j’ai eu l’occasion de rencontrer Andrew Wiles dans son bureau de Princeton, j’ai été frappé non par ce qu’il m’a dit mais par son attitude. […] 

Tout, dans ses sourires, son silence, son regard, son attitude générale, me rappelait non pas un scientifique, mais des rencontres dans une abbaye isolée avec certains moines dont l’attitude et le comportement nous font ressentir qu’ils ont éprouvé un contact avec l’absolu dont aucun mot ne pourrait rendre compte.
Alain Connes, professeur au Collège de France, médaille Fields (l’équivalent du Nobel en mathématiques) se dit matérialiste. Cela donne encore plus de poids à son témoignage sur l’« illumination »

«Au moment où elle a lieu, l’illumination implique une part considérable d’affectivité, de sorte que l’on ne peut rester passif ou indifférent. La rare fois où cela m’est réellement arrivé, je ne pouvais m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. J’ai souvent observé la chose suivante : une fois la première étape de préparation franchie, on se heurte à un mur. L’erreur à ne pas commettre consiste à attaquer cette difficulté de manière frontale […]. On peut parvenir ainsi à une sorte d’état contemplatif qui n’a rien à voir avec la concentration d’un étudiant en mathématiques qui passe un examen. »
Roger Penrose, professeur à Oxford, fait partie des plus grands mathématiciens vivants. Il postule l’existence du monde platonicien des mathématiques… qui serait lui-même le fondement du monde physique1.
Ce qui expliquerait la « déraisonnable efficacité des mathématiques » : c’est-à-dire la raison pour laquelle elles peuvent si bien décrire le monde réel, ce qui peut paraître étrange si elles ne sont qu’une construction de l’esprit humain.
Extraits de L’existence a-t-elle un sens de Jean Staune

Chaque homme et chaque femme qui naissent et meurent sur cette planète, sans qu’ils le réalisent d’ordinaire, portent dans les couches les plus profondes et les plus obscures de leur conscience et dans chaque atome qui compose leur corps le souvenir, jusqu’au moindre détail, de tout ce qui est survenu dans le Cosmos, souvenir qui se perd dans un temps si reculé que vouloir en retrouver l’origine ne peut que donner le vertige à l’esprit trop limité de l’être humain !
En fait, bien que cela puisse paraître présomptueux aux yeux de personnes non illuminées d’avancer une pareille assertion, il faut néanmoins dire que tout ce que les astronomes croient avoir appris sur l’Univers et sur les innombrables galaxies et corps célestes qu’il contient était, sans qu’ils n’en aient eu conscience, mystérieusement enfoui dans les profondeurs de leur être ; au fond, ils n’ont fait que s’en souvenir !


Contrairement à ce qu’il croit habituellement, rien de ce que l’être humain pense avoir inventé ou créé n’est sien. En fait, il ne fait que re-connaître ce qu’il découvre, c’est-à-dire re-connaître ce qui existe déjà en lui à l’état latent. Ceci est vrai aussi bien pour les lois physiques qui gouvernent l’Univers, les progrès technologiques dans les domaines les plus complexes, les systèmes philosophiques, que pour les créations artistiques ; et cela concerne également une pratique spirituelle.
A moins qu’il ne réussisse à atteindre un niveau d’être très supérieur à celui du commun des mortels, il est impossible à l’être humain de comprendre que l’Univers, avec tout ce qu’il englobe, se trouve non seulement en dehors de lui, mais aussi en lui ; en fait, il est l’Univers en miniature.
Edouard Salim Michael Dans le silence de l’Insondable, chapitre 8

Nadia Boulanger : Le role de l’attention dans la musique

Nadia Boulanger , née en 1887, fut professeur du conservatoire américain de Fontainbleau dès sa création en 1921  et directrice de 1948 jusqu’à sa mort en 1979  Dès la première session, elle établit sa réputation de remarquable professeur tant elle semble tout connaître de l’harmonie et de la tonalité occidentales.

Au cours de sa longue carrière, les milliers d’étudiants qui vinrent de l’étranger pour assister à ses cours ont été captivés par son talent, ses connaissances et sa philosophie : « Je suis votre degré de tension le plus élevé, disait-elle. Écoutez-le en vous-même. »

Nadia Boulanger interview  exceptionnelle

Ajahn Chah : Pourquoi sommes nous ici ?

Le Bouddha dit de trouver notre propre refuge. Ce qui veut dire trouver notre vrai coeur. Le coeur est vraiment important. La plupart du temps, les gens ne regardent pas les choses importantes, ils passent leur temps à regarder des choses sans importance. Par exemple, quand ils balayent la maison, lavent la vaisselle, etc., leur but c’est la propreté. Ils lavent les plats pour les nettoyer, ils veulent tout nettoyer… mais ils oublient de voir que leur propre coeur n’est pas vraiment propre. Cela s’appelle « avoir besoin d’un refuge mais prendre seulement un abri temporaire ». Ils embellissent leur maison, embellissent ceci et cela, mais ils ne songent pas à embellir leur propre coeur. Ils n’examinent pas la souffrance. C’est pour cela que ce coeur est la chose importante.

Le Bouddha nous a pressé de trouver un refuge dans nos coeurs: attahi atano natho – « Faites de vous-mêmes un refuge pour vous-mêmes ». Qui d’autre peut être un refuge? Ce qui est un vrai refuge c’est notre coeur, rien d’autre. On peut essayer de dépendre d’autres choses mais ce ne sont pas des choses sûres. On ne peut dépendre d’autres choses que si l’on a déjà un refuge en soi. Il nous faut d’abord avoir un refuge. Avant de pouvoir dépendre d’un maître, d’une famille, d’amis ou de parents, il faut que l’on fasse de soi un refuge.

Alors aujourd’hui, vous tous laïcs et moines qui êtes venus pour nous rendre visite et présenter vos hommages, recevez s’il vous plaît cet enseignement et contemplez-le. Demandez-vous: « Qui suis-je? Pourquoi suis-je ici? » Demandez-vous souvent: « Pourquoi suis-je né? » Certaines personnes n’en savent rien. Elles désirent être heureuses mais la souffrance n’a pas de fin. Riches ou pauvres, les gens souffrent. Qu’ils soient jeunes ou vieux, ils souffrent encore. Tout cela c’est de la souffrance. Et pourquoi? Parce qu’ils n’ont pas la sagesse. S’ils sont pauvres, ils sont malheureux parce qu’ils sont pauvres; s’ils sont riches, ils sont malheureux parce qu’ils sont riches; il y a trop de choses dont il faut s’occuper. ()

Ce sont des choses à contempler avec un sens de l’urgence; tant que nous sommes encore vigoureux, nous devrions commencer à pratiquer. Si vous voulez acquérir des mérites, alors dépêchez-vous de vous y mettre. Mais la plupart des gens laissent cela aux gens d’un certain âge. Les gens attendent d’être âgés avant d’aller au monastère étudier le Dhamma. Les hommes et les femmes sont pareils: « Attends que je devienne vieux en premier. » Je ne sais pas à quoi ils pensent. Est-ce qu’une personne âgée a encore de l’énergie? Mesurez-vous à la course avec quelqu’un de jeune et voyez pour vous-mêmes. Pourquoi attendre d’être vieux? Comme s’ils n’allaient jamais mourir ! Quand ils atteignent 50 ou 60 ans, ils disent: « Hé, grand-mère! Allons au monastère. » « Oh, mes oreilles n’entendent plus très bien! » Vous voyez? Quand ses oreilles fonctionnaient bien, qu’écoutait-elle? « Cela me dépasse! » Juste perdre son temps à cueillir des baies. Finalement quand ses oreilles n’entendent plus, elle va au monastère. C’est sans espoir. Elle écoute l’exposé mais n’a pas idée de ce qui se dit. Les gens attendent d’être usés jusqu’à la corde avant de songer à pratiquer.

Dans le passé, mes jambes pouvaient courir. Maintenant rien que de me promener par là les rend lourdes. Avant, mes jambes me portaient; maintenant je dois les porter. Quand j’étais enfant, je voyais de vieilles gens se lever de leurs sièges en disant « ouille! », s’asseoir en disant « ouille! ». Même quand les choses en arrivent là, ces personnes n’apprennent toujours pas. En s’asseyant, elles disent « ouille! », en se levant « ouille! ». Il y a toujours ce « ouille! ». Mais elles ne savent pas ce qui leur fait dire « ouille! » comme cela. Il n’y a que « ouille! … ouille! ».

Même quand les choses en arrivent là, les gens ne voient toujours pas le fléau qu’est le corps. Nous ne savons jamais quand nous en serons séparés. Ce qui nous cause toute cette douleur, ce sont simplement les sankharas (phénomènes conditionnés) qui suivent leur cours naturel. Les gens pensent qu’il s’agit de rhumatismes, d’arthrite, de goutte, etc. Le docteur vient et vous donne un médicament mais la douleur ne s’en va jamais vraiment. A la fin, tout s’écroule, même le docteur! Ce sont les sankharas qui suivent leur déclin selon leur nature. C’est leur manière d’être, leur nature.

Par conséquent, frères et soeurs, regardez bien. Si vous voyez cela à l’avance, tout se passera bien pour vous, comme de voir à temps un serpent venimeux qui se trouve devant nous. Si nous le voyons à temps, alors nous pouvons nous écarter de son chemin et il ne nous mordra pas. Si nous ne le voyons pas, nous continuerons à marcher droit sur lui et nous lui marcherons dessus. Et alors il nous mordra. Ensuite survient la douleur et nous ne savons pas vers qui aller. Où irez-vous pour vous faire soigner cela? La seule chose que les gens veulent c’est de ne pas avoir à souffrir. Ils veulent être sans souffrance, mais ils ne savent pas comment soigner cette souffrance quand elle survient. Et ils vivent ainsi jusqu’à ce qu’ils deviennent vieux, malades, et meurent. ()

Quand vous êtes aux champs ou que vous faites le jardin, considérez ces paroles… « Pourquoi suis-je né? » « Que puis-je emporter avec moi? »

Reposez-vous la question sans cesse. Quiconque se pose souvent cette question deviendra sage. Celui qui ne se la pose pas restera ignorant.

  Ajahn Chah moine Theravada , Tradition moine de la Foret, 1981 dans le Nord-est de la Thaïlande

Maitre Dogen : La Grande Voie du Bouddha

Dans son Shobogenzo, Dogen s’adresse en ces termes à ceux qui voudraient s’identifier au Bouddha tout en évitant les efforts nécessaires :

« La Grande Voie du Bouddha et des patriarches implique la plus haute forme d’effort, qui passe sans fin par les épreuves de la discipline et de la pratique pour aboutir à l’illumination et au Nirvana (…). Cet effort soutenu n’est pas une chose que les hommes de ce monde souhaitent et aiment naturellement, mais c’est pourtant le dernier refuge de tous. C’est seulement par les efforts de tous les bouddhas du passé, du présent et du futur que les bouddhas du passé, du présent et du futur deviennent une réalité [..*]. Par cet effort seul l’état de bouddha est réalisé et ceux qui ne font pas d’effort quand l’effort est possible, ceux-là détestent Bouddha, détestent son service et détestent l’effort ; ils ne veulent pas vivre et mourir avec Bouddha ; ils ne veulent pas de lui pour maître et pour compagnon. »

A moins d’être des Bouddha actifs, vous ne serez jamais libérés des liens du Bouddha ni des liens du Dharma, vous ne pourrez venir à bout des démons du Bouddha ni des démons du Dharma.

Que signifie l’expression « liens du Bouddha » ? c’est comprendre l’Eveil d’une manière abstraite, et donc être prisonnier des vues intellectuelles et d’une compréhension toute théorique. C’est se ligoter soi-même avec une corde qui n’existe pas. Mais, tant que la corde n’est pas rompue, elle est comme le lierre qui enlace l’arbre jusqu’à ce qu’il périsse. C’est passer vainement sa vie dans les cavernes des Bouddhas conçus par l’intellect.

La Grande Voie des Bouddhas et des Patriarches consiste toujours dans ces activités suprêmes, indéfiniment poursuivies et ininterrompues :
l’esprit d’Eveil,
la Pratique,
l’Eveil et
le Nirvana.

Ces quatre activités ne souffrent pas qu’il existe entre elles le moindre intervalle, la moindre discontinuité. Telle est la perpétuation de la Voie par l’activité. En conséquence, l’activité suprême n’est jamais imposée ni à soi-même ni aux autres, elle est « activité totale ».

La puissance d’une telle activité soutient soi-même et les autres. En tant que telle, il importe que les cieux tout entiers, la terre des dix directions tout entière jouissent du mérite de mon activité. Même si moi-même ni mes autres n’en sommes conscients, il en va ainsi.

chap 14 du Shobogenzo

Maître Ikkyu : L’attention

L’importance de l’unité spirituelle ou de l’attention pure est illustrée par l’anecdote suivante :

Un jour, un homme du peuple dit au Maître  Ikkyu :
—       Maître, vous plairait-il d’écrire pour moi quelques maximes
 de la plus haute sagesse ?
Ikkyu prit immédiatement son pinceau et écrivit le mot « Attention ».
—       C’est tout ? demanda l’homme. N’ajouterez-vous pas quelque 
chose ?
Ikkyu écrivit alors deux fois de suite : « Attention. Attention. »
Irrité, l’homme lui dit :
—       Je ne vois vraiment pas beaucoup de profondeur ou de subtilité dans ce que vous venez d’écrire.
Alors Ikkyu écrivit le même mot trois fois de suite : « Attention. Attention. Attention. »
L’homme, presque en colère, demanda : Que signifie ce mot, en fin de compte ?
Et Ikkyu répondit gentiment : Attention signifie attention.

Pour l’homme ordinaire, dont l’esprit est un échiquier de réflexions, d’opinions et de préjugés contradictoires, la pure attention est pratiquement impossible ; sa vie se fonde donc non sur la réalité elle-même mais sur les idées qu’il se fait d’elle. En fixant l’esprit tout entier sur chaque objet et chaque action, le zazen le dépouille des pensées importunes et nous permet d’avoir un rapport absolu avec la vie.

Le zazen assis et le zazen en mouvement sont deux fonctions également dynamiques et qui se renforcent mutuellement. Celui qui pratique chaque jour le zazen assis, l’esprit libre de toutes pensées discriminatoires, a moins de peine à se consacrer de tout son cœur à ses tâches quotidiennes, et celui qui accomplit chaque action avec une attention totale et une conscience lucide a moins de peine à atteindre au vide de l’esprit lorsqu’il s’adonne à la méditation.

Philip Kapleau Roshi (Les trois Piliers du Zen)

Georges Gurdjieff : Personne n’a le droit de se dire Chrétien

« Personne n’a le droit de se dire Chrétien, s’il n’accomplit dans sa vie les préceptes du Christ. Un homme peut dire qu’il désire être Chrétien, s’il s’efforce d’accomplir ses préceptes. S’il n’y pense même pas, ou s’il en rit, ou s’il les remplace par quelque chose de son invention, ou simplement s’il les oublie, il n’a aucun droit de se dire chrétien…
Les gens se disent chrétiens, mais sans comprendre qu’ils ne le veulent pas, qu’ils ne le peuvent pas, parce que, pour être Chrétien, ne suffit pas de le désirer, il faut encore en être capable.
« L’homme, en lui-même, n’est pas un, il n’est pas « Moi », il est  » nous « , ou, pour parler plus rigoureusement, il est « eux ». Tout en découle. Supposons qu’un homme veuille, selon l’Évangile, tendre la joue gauche, après avoir été frappé sur la joue droite. Mais c’est un seul de ses « moi » qui prend cette décision, soit dans le centre intellectuel, soit dans le centre émotionnel. Un « moi » veut, un « moi » s’en souvient, les autres n’en savent rien.
Imaginons que la chose se produise réellement: Un homme a été souffleté. Pensez-vous qu’il tendra sa joue gauche? Jamais. Il n’aura même pas le temps d’y penser. Ou bien il giflera à son tour l’homme qui l’a frappé, ou bien il appellera un agent, ou bien il s enfuira ; son centre moteur réagira comme il en a l’habitude, ou comme il lui a appris à le faire — bien avant que l’homme se rende compte de ce qu’il fait.
Pour pouvoir tendre la joue gauche, il faut avoir été instruit pendant longtemps, il faut s’être entraîné avec persévérance. Car, si la joue est tendue mécaniquement cela encore n’a aucune valeur ; l’homme tend sa joue parce qu’il ne peut pas faire autrement. »

– La prière ne peut-elle pas aider un homme à vivre comme un Chrétien? demanda quelqu’un.
– Je l’ai déjà dit : cela dépend de celui qui prie, répondit Gurdjieff. On doit apprendre à prier, exactement comme on doit apprendre toutes les autres choses. Pour celui qui sait prier et qui est capable de se concentrer de la bonne façon, la prière peut donner des résultats.
Mais comprenons qu’il y a différentes prières, et que leurs résultats sont différents. Cela est bien connu, même de la liturgie ordinaire. Mais lorsque nous parlons de la prière, ou de ses résultats possibles, nous ne considérons qu’une sorte de prière – la demande ; ou bien nous pensons que la demande peut s’associer à toutes les autres sortes de prières. Évidemment, ce n’est pas vrai. La plupart des prières n’ont rien de commun avec des demandes. Je parle des anciennes prières, dont beaucoup remontent plus haut que le Christianisme. Ces prières sont pour ainsi dire des récapitulations, en se les répétant, à haute voix, ou mentalement, l’homme s’efforce d’éprouver tout leur contenu, avec sa pensée et son sentiment.
Par ailleurs, un homme peut toujours composer des prières nouvelles à son propre usage. Il dira, par exemple: « Je veux être sérieux ». Tout dépend de la façon dont il le dira. Le répéterait-il dix mille fois par jour, s’il se demande quand il en aura fini, et ce qu’il aura ensuite pour dîner, cela ne s’appelle pas prier, mais se mentir a soi-même.
Cependant, ces mêmes paroles peuvent devenir une prière, si l’homme les récite ainsi:
« JE » – et en même temps il pense à tout ce qu’il sait sur  » Je ». Ce « Je » n’existe pas, il n’y a pas un seul  » Je « , mais une multitude de petits » moi » revendicateurs et querelleurs. Pourtant, il veut être un vrai  » Je »; il veut être le maître. Et il se souvient de la voiture, du cheval, du cocher et du maître. « Je » est le maître.
« VEUX » – et il pense à la signification de « Je veux « . Est-il capable de vouloir? En lui constamment,  » ça veut » et « ça ne veut pas »; mais il fera l’effort d’opposer à  » ça veut » et  » ça ne veut pas » son propre  » je veux », qui est lié au but du travail sur soi. En d’autres termes, il tâchera d’introduire la troisième force dans la combinaison habituelle des deux forces: « ça veut » et  » ça ne veut pas ».
« ETRE » – il pensera à ce que cela signifie,  » être ». L’être d’un homme automatique, pour qui tout arrive. Et l’être d’un homme qui peut faire. Il est possible d’ « être » de bien des façons. Il veut » être » non pas seulement dans le sens d’exister, mais dans le sens de grandeur, de pouvoir avec grandeur. Alors le mot » être » prend un poids, un sens nouveau pour lui.
« SÉRIEUX » – il s’interroge sur la signification de ces mots:  » être sérieux ». La manière dont il se répond est très importante. S’il comprend ce qu’il dit, s’il est capable de se définir correctement ce que cela veut dire, « être sérieux « , et s’il sent qu’il le désire vraiment, alors sa prière peut avoir des résultats: d’abord il peut en recevoir une force, ensuite il pourra plus souvent remarquer à quels moments il n’est pas sérieux, enfin il aura moins de peine à se vaincre lui-même. Donc sa prière l’aura aidé à devenir sérieux.

« De la même manière, un homme peut prier:  » Je veux me rappeler moi-même ».
 » ME RAPPELER » – que signifie » se rappeler » ? L’homme doit penser à la mémoire – combien peu il se rappelle! Comme il oublie souvent ce qu’il a décidé, ce qu’il a vu, ce qu’il sait! Toute sa vie changerait, s’il pouvait se rappeler. Tout le mal vient de ses oublis.
 » MOI-MEME » – de nouveau il fait un retour sur soi. Quel » moi » désire-t-il se rappeler? Cela vaut-il la peine de se rappeler soi-même en entier? Comment peut-il discerner ce qu’il veut se rappeler? L’idée du travail : comment parviendra-t-il à se relier plus étroitement au travail? Et ainsi de suite.
« Dans le culte chrétien, il y a d’innombrables prières exactement semblables à celles-ci, où il est nécessaire de réfléchir sur chaque mot. Mais elles perdent toute portée, toute signification, lorsqu’elles sont récitées ou chantées mécaniquement.
« Considérons la prière bien connue: « Seigneur ayez pitié de moi ». Qu’est-ce que cela veut dire? Un homme lance un appel à Dieu. Est-ce qu’il ne devrait pas penser un peu, est-ce qu’il ne devrait pas faire une comparaison, se demander ce que Dieu est, et ce qu’il est lui-même? Puis, il demande à Dieu d’avoir pitié de lui. Mais il faudrait que Dieu pense à lui, le prenne en considération. Or cela vaut-il la peine de le prendre en considération? Qu’y-a-t-il en lui qui soit digne que l’on y pense? Et qui doit penser à lui? Dieu-même.
Vous le voyez, toutes ces pensées, et bien d’autres encore, devraient traverser son esprit lorsqu’il prononce cette simple prière. Et ce sont précisément ces pensées qui pourraient faire pour lui ce qu’il demande à Dieu de faire. Mais à quoi pense-t-il, et quels résultats sa prière peut-elle avoir, quand il répète comme un perroquet: Seigneur, pitié ! Seigneur, ayez pitié ! Seigneur, ayez pitié ! Vous savez bien que cela ne peut donner aucun résultat.
P. D.Ouspensky: Fragment D’un enseignement inconnu selon l’enseignement de G . Gurdjieff