Philip Kapleau : extrait des trois piliers du zen
Japonais architecte- 32 ans
Le maitre m’a confirmé mon Eveil et m’a dit :
il y a une énorme différence entre une connaissance superficielle et une connaissance profonde. Ces différents degrés sont décrits dans les dix images de la Capture du Bœuf. La profondeur de votre illumination ne dépasse pas le niveau illustré par la troisième image, c’est-à-dire la vue du Bœuf. En d’autres termes, vous avez seulement entrevu le royaume qui se trouve « au-delà de la manifestation de la forme ». Votre illumination est de nature à vous échapper facilement si vous cédez à la paresse et renoncez à une pratique assidue. En outre, bien que vous ayez atteint l’illumination, vous êtes resté le même. Mais si vous continuez à pratiquer le zazen, vous atteindrez le quatrième stade, celui de la capture du Bœuf, Pour l’instant, si je puis dire, vous ne « possédez » pas votre connaissance. Après le stade de la capture du Bœuf il y a celui de son apprivoisement, puis celui où on le monte, qui est un stade de conscience où l’illumination et l’ego se confondent. Ensuite vient le septième stade, celui où on oublie le Bœuf; le huitième, où on oublie aussi bien le Bœuf que soi-même ; le neuvième, celui de la grande illumination, où celle-ci ne se différencie plus de la non-illumination. Le dernier stade, le dixième, est celui où, ayant complètement achevé sa pratique, on se retrouve parmi les gens ordinaires, prêt à les aider chaque fois que possible, libre de tout attachement à l’illumination. Vivre à ce stade est le véritable objectif et son atteinte peut nécessiter plusieurs cycles d’existence. Vous avez mis le pied sur le chemin qui mène à ce but et vous pouvez déjà en être reconnaissant.
Avant de recevoir les instructions de mon premier maître, je me suis livré au zazen à ma manière. J’ai choisi le premier koan du Hekigan-roku et j’ai médité la question de l’Empereur : « Quelle est la plus haute vérité de la sainte doctrine ? » et la réponse de Bodhidarma : « Kakunen musho, ni l’étendue sans limites ni rien d’autre ne peut être qualifié de saint », mais je n’ai pas réussi à comprendre. Pourtant, me rappelant un proverbe japonais qui dit : « Si tu lis un livre cent fois tu finiras bien par le comprendre », j’ai longuement médité la réponse de Bodhidarma. Au bout de deux jours, j’ai éprouvé la sensation dont j’ai parlé plus haut, celle de regarder un ciel immense et clair. Je sais à présent que cela m’a aidé.
Le fait suivant mérite aussi d’être mentionné. En tant qu’ancien champion scolaire d’escrime japonaise, j’eus à affronter cinq étudiants au cours d’un tournoi intercollèges. Les trois premiers étaient relativement faibles et j’essayai de les vaincre sur le plan technique, mais tous les trois me battirent. Lorsque j’affrontai le quatrième, je sentis la nécessité absolue de défendre la réputation de mon école en même temps que le fait d’avoir été vaincu trois fois me remplissait d’amertume. J’étais désespéré. Sans réfléchir, j’attaquai mon adversaire d’instinct et regagnai ma place sans savoir si j’avais gagné ou perdu. Plus tard, un ami me dit que j’avais remporté une magnifique victoire. Je battis mon cinquième adversaire — de loin le plus fort — de la même manière.
Au cours de ces deux rencontres, je connus des moments de pure illumination, agissant sans penser à la victoire ou à la défaite, à mes adversaires ou à moi-même, sans même avoir conscience de participer à un tournoi. En face d’une situation où sont en jeu la vie et la mort, on peut agir ainsi, intuitivement, libre de toute illusion et de toute discrimination, et sans pour autant être en transe. Il s’agit seulement de s’entraîner, selon les principes du zen, à agir en toute circonstance en s’engageant totalement dans ce qu’on fait.
Lorsque nous vivons distraitement, nous sommes enclins à tomber dans une discrimination partiale. C’est là un état d’esprit qui favorise l’égocentrisme et augmente la souffrance humaine. C’est pourquoi, chaque fois que j’ai conscience de revenir en arrière, je me rappelle que le ciel et la terre sont de même nature. Tout est Un. La forme visible des choses n’est pas différente du vide qui est leur nature essentielle.
Ayant lu beaucoup de livres sur le zen avant mon illumination, j’avais l’illusion que, si je pouvais atteindre l’illumination, j’acquerrais des pouvoirs surnaturels, ou que ma personnalité deviendrait brusquement exceptionnelle, ou que je deviendrais un grand sage, ou encore que je ne connaîtrais plus aucune souffrance et que le monde deviendrait une sorte de paradis. Ces idées fausses, je m’en rends compte aujourd’hui, contrariaient l’enseignement de mon maître.
Avant mon satori, je me souciais beaucoup de mon état physique, de la société et de beaucoup d’autres choses, mais après mon illumination tout cela a cessé de me préoccuper. A présent, quoi que je fasse, je m’identifie complètement à ce que je fais. J’accepte les choses agréables ou déplaisantes comme telles et je cesse aussitôt d’y penser.
J’estime que, par l’expérience de l’illumination, l’esprit humain peut s’étendre à l’infini du cosmos. La vraie grandeur n’a rien à voir avec la fortune, la situation sociale ou la capacité intellectuelle ; c’est seulement affaire d’élargissement de l’esprit. Dans ce sens, je m’efforce constamment de devenir grand.
Comme chacun sait, le savoir et la puissance de raisonnement ne sont pas nécessaires pour la pratique du zen. Selon la tradition bouddhiste, le sixième patriarche, Eno, le plus grand des maîtres de la Chine ancienne, fut capable d’atteindre l’illumination parfaite parce que, étant illettré, il ne lui avait pas été donné de lire quoi que ce fût et de se livrer à des spéculations touchant la vérité, de telle sorte qu’il avait pu atteindre directement la source de l’Esprit. Depuis les temps anciens, les Japonais ont dit que ce n’est pas par l’intelligence mais par la méditation assidue que nous pouvons connaître la nature ultime de l’Esprit et approfondir sans fin cette vision.
Certains arbres, parce qu’ils poussent trop vite, n’acquièrent jamais la force de résister à une forte tempête. De même il y a des adeptes du zen qui atteignent rapidement l’illumination mais qui, parce qu’ils renoncent à la pratique, ne deviennent jamais spirituellement forts. Dans le zen, ce qui est le plus important est l’exercice calme et obstiné du zazen dans la vie quotidienne, et la ferme résolution de ne pas renoncer avant d’avoir atteint une parfaite illumination.
Laisser un commentaire